
HOPIS
CHAPITRE IX
Dans l’ouate énigmatique
Ils abandonnèrent le Nid rafraîchissant. Jod partit dans la direction qu’il avait l’habitude de prendre, en fait en suivant ses propres traces, mais son compagnon l’arrêta.
- Non ! Faire comme Chavatangakwunua.
Le jeune homme raconta que, lancé à la recherche du cow-boy préféré de sa patronne, il avait failli passer l’arme à gauche dans ce désert impitoyable. La fillette l’avait secouru et entraîné vers le Nid. Après deux semaines consacrées à le remettre sur pied, il lui demanda de l’aider à retrouver la civilisation car il voulait avertir le couple de ne pas s’impatienter, l’Immortel se faisant désirer. Le retour s’effectua en très peu de temps mais en empruntant un chemin étrange. Il expliqua que la nature de ce trajet lui permit, quand il revint vers l’antre de Jod, incroyable caprice, d’emporter sans grand danger pour ces animaux fragiles les poissons rouges qui croissaient et embellissaient bien au frais dans le Lac Émeraude, du moins ceux devenus trop gros pour servir de protéines aux canards.
- Mais… Comment avez-vous fait, tous les deux ?
- D’abord regarder.
Il tourna lentement sur lui-même en tendant un bras, index pointé vers l’horizon, puis cessa tout mouvement.
- Bien vu ?
Penaud, il marmonna :
- Hein ? Rien du tout !
La patience est dit-on une qualité des peuples d’Extrême-Orient. Il s’approcha du vacher, posa une main derrière son cou tanné et recommença à pointer l’horizon de l’autre bras en forçant l’Immortel à pivoter en même temps. Il interrompit brusquement la rotation et dans un souffle, il murmura :
- Regarde couleur.
En voilà une surprise ! Une tache laiteuse, très différente d’un nuage, bien plus ténue et translucide, estompait une bande sablonneuse et troublait le pan de ciel la surplombant. Cette présence n’était pas spectaculaire, à la limite du perceptible, mais il se demanda pourquoi, après tant d’heures consacrées à traîner ses bottes sous l’ardeur solaire, il n'en n'avait jamais vue.
- Tourne, maintenant.
Il se retourna, et distingua une autre tache dans une direction qui n’était pas tout à fait à cent-quatre-vingt degrés. Cette couleur l’intrigua : elle ressemblait à celle de la lumière qui éclaira brièvement la grotte au totem.
- Chemin de Chavatangakwunua.
Son cerveau besogneux fut le siège d’une deuxième illumination en cette semaine bénie : Feng l’aurait-il mis en présence de la trame spiralée qui semblait sous-tendre cette région du désert de plus en plus intriguante ?
- C'est en spirale ?
- Quoi ?
- Le chemin est un colimaçon ? Euh... ça ressemble à une coquille d'escargot ?
- Oui ! Tu as compris.
Émerveillement.
C’était comme un rêve qui se matérialisait, une pensée impalpable qui naissait à la réalité. Il ressentit à cet instant, toutes proportions gardées, la joie inondant l’esprit du savant qui démontre par une expérience fortuite une hypothèse scientifique des plus osées... Son compagnon lui apprit que la perception de la luminosité changeait au sein d’une de ces spirales.
- Feng, les lieux que nous avons visités ou investis seraient des étapes sur de multiples trajets possibles ?
- Euh... Toi compliqué à comprendre ! En route.
Ils prirent le chemin courbé. Paradoxe des paradoxes, pendant un moment, il correspondit à la perpendiculaire de la direction logique. Le palefrenier passa devant. La perception de l’environnement se modifia progressivement. Sans pouvoir mettre des mots sur ce qu’il ressentait, il vivait un passage d’une réalité à une autre entrainant des répercutions sur le plan physique. Un malaise le gagna, débutant par un léger état nauséeux qui s’accentua en fonction du temps de déplacement. Leur environnement paraissait se ratatiner au fur et à mesure de leur éloignement par rapport au point de départ. Cette perception était fausse mais il ne le comprendrait que plus tard.
Après quelques minutes de marche, il s’inquiéta :
- On tourne autour de Gris Vautour ?
- Oui, confiance !
La déformation de l’espace prit des proportions inquiétantes au point qu’il préféra se focaliser sur le dos de son compagnon. Il commençait à avoir le tournis, à souffrir de vertige, et son état maladif devint insupportable. Transpiration abondante, respiration haletante, tripes se tordant de douleur, envie de vomir, alors que leur allure se calquait sur celle d’un promeneur.
- Dis, Feng, j’ai mis environ deux mois pour réaliser ce tour. Et sur le plateau, pas tout en bas comme maintenant ! Je mettais un mois en ligne directe pour retourner au hameau. Où m’entraînes-tu ?
- Toi inquiet ? Ralentir et regarder.
Leurs voix résonnaient comme s’ils parlaient dans un brouillard épais. Ils s’arrêtèrent et subirent une impression hallucinante : l’espace sembla se dilater autour d’eux et reprendre son aspect habituel au moment où ils s’immobilisèrent. Ce retour à la normale n’arrangea en rien ses malaises, que du contraire, il avait la tête qui tournait et une solide envie de s’étaler dans les graviers. Ses tympans étaient douloureux, il ressentait des difficultés à respirer, suait à grosses gouttes, était secoué par des spasmes pulmonaires, souffrait du système digestif... Feng ne semblait pas en meilleur état.
- Regarder là, vers Gris Vautour.
Il distingua la paroi au loin et reconnut le site. Ils en étaient fort éloignés, or au départ, ils avaient le nez dessus. Il put identifier la brisure indiquant la présence de la grotte au totem dont l’entrée était masquée par le plateau. Il en conclut qu’ils avaient effectué la moitié du trajet pour contourner Gris Vautour. Il sortit du gousset la montre qu’il avait acquise lors de sa crise dépensière. La promenade avait duré environ une heure. Il se sentit dans l’obligation de s’asseoir sur un caillou. Surprise, voilà une autre différence avec le désert. Dans cette sorte de tunnel impalpable, la chaleur restait supportable. La pierre n’était pas brûlante, l’air non plus surchauffé.
Profitant de cet instant de repos, il se mit à réfléchir : si ce n’était pas l’espace qui se rétractait mais le temps ? Quelle drôle d’idée ! Cette ballade à la diable devait vraiment le perturber…
Une heure au lieu d’une semaine, la petite cachottière avait bien gardé son secret ! Pourquoi l’avoir dévoilé à l’aimable blanchisseur mais pas à lui, le laissant gigoter dans son ignorance crasse ? Il s’en vexa et ne put s’empêcher de s’en plaindre à son compagnon. Celui-ci cogita un moment et finit par se rappeler une phrase chantonnée par l’enfant énigmatique :
- Tu n’es pas initié mais tu ne mérites pas ce qui t’arrive. Tu as un cœur si pur !
Silence pesant. Coup de gourdin psychologique. Coup de pied occulte. Il se souvint de l’attitude de la fillette écoutant son cœur racorni pour vérifier un éventuel cheminement vers la pureté. Elle avait susurré : « … qu’il change mais n’est pas encore très pur, un grand chemin reste à parcourir ! »
Il avait envie de s’emporter. Non mais, qui était-elle pour jauger ainsi la pureté du cœur des gens qui passaient - et surtout trépassaient - sur son territoire dément ? S’il n’avait rencontré Feng, l’aurait-elle laissé chercher en vain la Chevelure d’Or pendant une éternité ? Son compagnon l’observait, yeux mi-clos et un vague sourire aux lèvres.
- Ça te fait marrer, toi ?
Ils éclatèrent soudain de rire, concert joyeux en cet endroit austère.
- Ah, la petite peste ! Elle nous fait danser comme elle siffle, mon vieux.
- Non, non, elle très gentille, mais très droite.
Il opina. Sans être psychologue, on le pressentait dans ses propos exempts d’enfantillages, d’ailleurs surprenants dans une bouche d’enfant.
- Maintenant, Jod savoir aussi, grâce à Feng…